Légende de la Bouteille


Le bûcheron François Varin et sa femme Geneviève habitaient anciennement dans cette vaste forêt une mauvaise chaumière. Cette pauvre habitation était placée à l'endroit où se trouve aujourd'hui le couvent de la Bouteille. Ne pouvant, pas suite de maladies et de malheurs divers, payer sa redevance annuelle, l'ouvrier se rendit auprès de son maître arrivé depuis peu de jours à son château. Il allait lui exposer sa situation difficile et le supplier de lui accorder, pour s'acquitter de sa dette, un délai de quelques mois. Le bon seigneur, touché de compassion, se décidait à lui être agréable lorsque, aigri par son mauvais viguier, il lui déclara qu'il en serait pour lui comme pour les autres. Il lui assura que si, le surlendemain, jour de l'échéance, il ne versait point la somme qu'il devait, il serait aussitôt chassé de sa chaumière.

Le malheureux bûcheron, accablé de douleur, rentra chez lui et raconta la fatale nouvelle. Geneviève, alors malade, et leurs petits enfants, Jules et Marie, se mirent à verser toutes les larmes de leurs yeux. Tous les membres de la famille poussèrent des plaintes déchirantes, entendues seulement par les arbres et les bêtes de la forêt. Enfin la pauvre Geneviève, se remettant un peu, encouragea son mari qui était comme anéanti. Après bien des supplications, elle finit par le décider à se rendre le lendemain à la foire de Braize pour vendre leur seule ressource, la vache blanche. Dès l'aube du jour suivant, sans mot dire et dévorant son chagrin en secret, François emmena la vache attachée à une corde. Dans la forêt, il eut plus d'une fois la pensée d'en finir avec la vie. Il enleva même la corde de la bête pour se pendre après le premier arbre qui lui paraîtrait commode. Tout en méditant son sinistre projet, il atteignit une montée où il se disposa à attacher la ficelle à la branche choisie. Avant d'en perpétrer l'exécution extrême, il voulut s'assurer que personne ne l'apercevait. Il regarda derrière lui et vit venir un petit homme, jeune et affable, qui le suivait à une faible distance. Varin se hâta de rattacher la blanche avec la corde et marcha doucement sur le bord du fossé.

Le nouveau venu finit enfin par rejoindre François et lui proposa de voyager ensemble. L'inconnu s'aperçut bien vite que son compagnon, plongé dans la plus noire mélancolie, ne cherchait qu'à se trouver seul. Il lui remonta alors le moral et lui fit raconter ses grandes peines. Touché de son triste sort, il décida l'ouvrier en bois à lui vendre sa vache pour une bouteille d'une forme assez bizarre.

Je veux, mon ami, dit l'acheteur au bûcheron, vous venir en aide dans votre position si pénible. Cette bouteille que vous semblez regarder avec mépris fera votre bonheur. Vous la placerez à terre et, après avoir étendu une nappe sur la table, vous direz : "Merveilleuse bouteille, fais ton devoir". Vous comprendrez alors si je veux votre bien.

Aussitôt arrivé à la chaumière Varin, pour consoler sa femme qui crut à un nouveau malheur, fit comme l'avait commandé le petit homme que l'on appela ensuite le petit ange. A peine, son bonnet à la main et à genoux, eut-il prononcé les paroles sacramentelles, que le bouchon de la bouteille s'échappa avec bruit et alla se fixer au plancher. Il sortit alors par le goulot deux grooms la serviette au bras. Les petits valets placèrent un couvert en argent et servirent un beau dîner. Ils rentrèrent ensuite dans leur logis étrange et le bouchon redescendit à sa place. Revenus de leur étonnement bien naturel, les habitants de la hutte, presque morts de faim, se mirent à table et trouvèrent les mets exquis. Voyant, après le repas, que les valets ne venaient point reprendre les objets en argent, François courut avec ces objets précieux à la ville voisine et les vendit à un orfèvre.

Le lendemain, l'ouvrier pu aller sans trembler trouver son maître qui s'attendait, d'après les dires du viguier, à le voir revenir pleurer. Le seigneur, lui voyant au contraire une poignée d'or, lui demanda où il l'avait pris puisqu'il n'avait pas le sou l'avant-veille. Le brave Varin lui assura sans détour qu'une bouteille le lui avait donné. Le châtelain, croyant avoir à faire avec un fou ou un voleur, l'avertit qu'il irait le lendemain visiter sa maison et s'assurer de la vérité. Il ajouta que, s'il ne jouissait pas de toutes ses facultés mentales, il prendrait soin de lui mais que, s'il était menteur et coquin, il serait puni sévèrement. Le lendemain, vers onze heures, la maître arriva en effet à la chaumière avec sa femme et ses enfants. Les grooms placèrent cette fois un couvert en or et servirent les aliments les plus recherchés. Le seigneur et se famille mangèrent peu, car saisis d'abord de surprise et dévorés ensuite de jalousie, ils rougirent de se trouver au-dessous de ce pauvre bûcheron qu'ils avaient tant rudoyé quatre jours auparavant. Ils le couvrirent alors de caresses et le supplièrent de leur vendre cette bouteille qu'il ne devait probablement pas garder longtemps. A force de flatteries et de prières, ils parvinrent à leur but et leurs souhaits furent comblés. Le casseur de bois céda son trésor pour le bien de la chaumière, la terre de Montais composée de deux domaines et dix mille francs d'argent. Les maîtres lui promirent de ne l'oublier jamais et l'assurèrent que si, plus tard, il avait besoin de quelque chose, il n'aurait qu'à se présenter au château.

Peu de temps après, Varin fit construire une belle maison à la place de la chaumière trop petite et peu élégante et plaça ses deux enfants dans de grandes pensions. Un peu plus tard, ne trouvant plus son habitation assez confortable, il construisit dans sa terre un château. Pour exécuter tout cela, il fallu contracter de grands emprunts et de nouveaux malheurs vinrent encore le frapper. Pendant plusieurs années, ses récoltes furent détruites par la sécheresse ou la grêle. Son manoir de Montais ayant enfin été détruit par le feu du ciel, il retourna avec sa famille habiter la maison bâtie à la place de la hutte. Une profonde détresse les y accompagna. Deux années s'étaient à peine écoulées qu'un créancier de Braize devait venir le mardi suivant après-midi avec un huissier et ses recors pour emmener le mobilier. Tout devait être vendu le lendemain mercredi sur la place publique de la ville. Le lundi, au matin, François désespéré courut supplier son ancien maître de venir à son secours. Celui-ci le mit tout simplement à la porte en le traitant d'imbécile et de mange-tout.

Le malheureux évincé rentra encore complètement abattu dans sa demeure qui portait toujours le nom de chaumière. Geneviève, par ses sages conseils, remonta le courage de son époux et le décida à retourner sur le chemin qui traversait la forêt. Elle l'envoyait voir s'il ne retrouvait point le petit ange qui les avait sauvés. Le bûcheron rencontra précisément au même endroit le petit voyageur et reçut de lui, avec des reproches bien mérités, une nouvelle bouteille semblable à la première. Varin emporta cette fois le précieux don avec précipitation. En courant, il poussait les accents de la plus vive joie : "Sauvés ! Sauvés !" criait-il, en montrant la bouteille à sa femme et à ses enfants accourus au-devant de lui. La mère et les enfants pressèrent sur leurs coeurs le vase qui allait les sauver et furent plongés dans les transports de la plus vive allégresse. C'était pour cette famille éprouvée le calme après la tempête. Arrivés à la maison, ils firent, selon les ordres du bienfaiteur inconnu, exactement comme la première fois Malheureusement, le résultat ne fut pas le même. Il sortit de la bouteille, non deux petits valets, mais deux grands escogriffes armés de triques. Ces deux vengeurs donnèrent une volée de coups de bâton à François et aux membres de sa famille qui poussaient des gémissements désespérés. Les frappeurs, leur besogne terminée, rentrèrent dans la bouteille.

Lorsque les victimes, si terriblement châtiés, revinrent pendant la nuit de leur évanouissement, elles n'aperçurent ni la bouteille maudite ni le jeune Jules. Les grands diables les avaient sans doute emportés en enfer. Le père, la mère et le petit Marie, écrasés par le désespoir et les remords, se jetèrent dans les bras les uns les autres et répandirent toutes leurs pleurs. C'était enfin la mardi et alors arrivèrent le créancier et l'huissier et ses recors avec des voitures pour transporter les meubles. Tout était chargé quand, du dehors, le farouche créancier cria à l'huissier qui était toujours dans la maison : "Cherchez partout et ne laissez rien. Le tout ne soldera pas ma dette . Fouillez alors dans tous les coins".

L'officier public, bonhomme, répondit en plaisantant : "Je ne vois plus qu'une vieille image enfumée collée après le mur. Elle ne vaut point la peine qu'on s'expose à se casser une jambe pour la détacher. Cet objet qui sera la seule fortune du débiteur ne le fera pas aller en carrosse". "Il me faut tout, répéta avec fureur l'impitoyable habitant de Braize, tout, tout, comprenez-le bien".

Rentrant alors dans la maison, comme un possédé, avec son couteau à la main, le misérable monta sur un chaise et se mit en devoir d'arracher la papier. Marie, jusque-là blottie dans un recoin et en proie à la plus profonde désolation, courut se jeter aux pieds de ce méchant homme. Elle le supplia avec les mains jointes, de lui laisser sa patronne qu'elle avait reçue à la pension, comme récompense. "Cette image, lui dit-elle tout en pleurs, n'a aucune valeur pour vous. Ne m'enlevez pas ma seule consolation".

Ce barbare, malgré les gémissements et les supplications de la jeune fille, arrachait sans désemparer, avec la pointe de son couteau, l'objet qui faisait couler tant de larmes. Soudain, une voix se fit entendre et dit : "Homme sans coeur, laissez cette image que vous n'êtes point digne de posséder et rentrez le mobilier dans la maison. Je vais vous compter l'argent qui vous est dû".

Ce mot d'argent, toujours si enivrant, produit l'effet magique que l'on connaît en tous pays. Le monstre humain prit des pattes de velours et devint doux comme un agneau.

Le personnage, arrivé à l'improviste, était, on l'a compris, le courageux Jules. Remis le premier du mauvais état produit par les bâtons, il avait couru avec la mauvaise bouteille faire une visite chez leur ancien maître d'où il arrivait, couvert de sueur. Après avoir fait donner une raclée aux habitants du château, il avait obligé le châtelain à lui remettre la bonne bouteille et à lui remettre la somme nécessaire pour payer l'intraitable créancier. Avec la merveilleuse et généreuse bouteille rentra à la chaumière un bien-être inconnu depuis longtemps. Ces pauvres gens qui n'avaient jamais cessé d'être honnêtes, purent enfin se consoler de leurs rudes épreuves. Ils bénissaient le bon petit ange qui, en les punissant, de leur coupable maladresse, venait encore de les sauver.

A deux ou trois cent mètres de la chaumière qui s'appela alors le Bouteille, se dressait une roche toujours existant. François fit creuse dans cette pierre un trou très profond dans lequel, pour ne pas se tromper, il plaça la mauvaise bouteille. Ce trou fut ensuite si bien bouché et scellé que l'on n'en n'aperçut plus aucune trace. A l'instant même où le dangereux vase à goulot y fut déposé, il sortit de cette roche, comme d'un tonneau, un belle fontaine qui porte en effet le nom de Font du Tonneau. L'eau abondante sort par une ouverture lorsque le blé se vend ou doit se vendre bon marché, et par une autre quand il est ou doit être cher. On va donc souvent consulter cette fontaine si serviable. Tout cela paraît quelque peu étonnant, mais c'est vrai. Dans la crainte de se faire rouer de coups, l'on n'a jamais sondé le rocher pour savoir si la bouteille vengeresse s'y trouve encore.

Varin releva ensuite son château de Montais et alla l'habiter. Pour remercier son généreux bienfaiteur des services qu'il lui avait rendus, il fit alors bâtir auprès de l'habitation de la chaumière une petite chapelle qu'il dédia à sainte Marie-Madeleine. Dans la maison qui fut, de ce moment, le prieuré de la Bouteille, il plaça des religieux bénédictins. A quelques mètres du petit édifice religieux se trouve une fontaine que saint Mayeul, en visite dans ces lieux, fit sortir de terre. Dans les grandes sécheresses, on y va en procession et l'on est sur de se mouiller en s'en retournant si l'on parvient à arroser convenablement le prêtre au moment où, près de l'eau, il donne la bénédiction. Voilà pourquoi les personnes qui assistent à la procession se munissent d'une pierre qu'elles lancent à la fois dans le réservoir formé par la source. L'ancien bûcheron édifia encore à sainte Marie-Madeleine, pécheresse comme lui, deux autre chapelles : une à Autela où l'on se rend en procession pour demander la cessation des trop grandes pluies et où l'on conduit les petits enfants qui ne peuvent apprendre à parler. Dans la seconde, placée à Chapchy, on mène les petits enfants qui marchent trop difficilement. Pour les faire marcher comme il faut, on étend avec une plume de l'huile bénite sur leurs jambes. L'huile ne manque jamais car chaque personne qui en prend doit en mettre.

Tous les ans, au jour anniversiare du complet bonheur, on portait en procession, du château de Montais à la chapelle du couvent la merveilleuse bouteille. Lorsque la messe solennelle était terminée, on rapportait le vase bienfaisant dans la chapelle du château. Au troisième anniversaire, pendant que l'on chantait l'Évangile, la bouteille posée sur un tronc bien orné, s'éléva vers la voute du temple et disparut. Sans doute que le petit ange en avait besoin pour soulager quelque nouvelle misère.


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