Le souvenir le plus précis que j'ai conservé de la batteuse est liée à cette photographie. Déjà "colorisée", elle a été prise à la ferme voisine, le domaine de Beauregard. C'était en août 1939... trois semaines plus tard, la deuxième guerre mondiale commençait.
La batteuse à Beauregard: été 1939
On y voit l'énorme "locomobile" à vapeur - on disait la "chaudière" - Au premier plan, le grand-père de Mamie Solange. En observant bien, en haut à droite de la chaudière, on devine la tige et la poignée du sifflet. Le sifflet, on l'entendait de tous les hameaux de la commune. Au lever du soleil, il appelait les ouvriers au travail puis il ponctuait la journée au rythme des nombreux repas : la soupe du matin, le déjeuner, le "quatre-heures", ... la fin d'une pénible journée. Mais pour moi, le sifflet, c'était surtout l'appel aux attelages chargés de "remuer" le matériel : locomobile, batteuse, et presse. À Braize, seules trois ou quatre exploitations possédaient les chevaux aptes à exécuter cette tâche. Les trois "percherons" de mes parents y participaient souvent : "Bijou" capable à lui seul d'arracher la lourde chaudière, "la Grise" et "la Poulette". En septembre, seul le vieux Bijou restait à la ferme; les deux autres avaient été réquisitionnés pour aller tracter les canons !
La batteuse à Beauregard en 1942
Dans la commune, quatre ou cinq fermes "battaient" plus d'une journée; la plupart des nombreuses petites "locatures" ne louaient ce matériel que pour une demi-journée, voire même un quart ... d'où les fréquents appels du sifflet. La main d'oeuvre ne manquait pas : trois ou quatre ouvriers sur le "gerbier", deux sur la batteuse pour aider l'un des mécaniciens à "engrener" les gerbes, un pour hisser les lourdes bottes de paille pressée, encore trois ou quatre chargés de la confection du pailler. La place la plus "noble" était réservée aux porteurs de sacs, trois costauds qui devaient porter les sacs de grain jusqu'au grenier (80 kg sur un trajet de 50 mètres ... monter à l'échelle ... et pas de poignée pour s'accrocher en arrivant en haut ... essayez ! Le dernier ouvrier - souvent le moins qualifié - devait ramasser les "menus" autour de la presse (le moins qualifié, mais pas le moins exposé à la poussière !).
Que de victuailles à préparer pour tout ce personnel ! Mr Joseph T., retraité à Braize, se souvenait avec nostalgie de ces batteuses à la Croix Palais, domaine situé à la lisière ouest de la Forêt de Tronçais. La batteuse y est restée plus de trois jours ... et la "pièce" de vin de 220 litres y suffisait à peine !
Après la guerre, en 1945, mon père et mon oncle, sans doute pour éviter de solliciter l'aide d'un autre attelage, décidèrent de faire appel à un entrepreneur de battage qui venait de s'équiper d'un tracteur et d'un monte-charge.
La dernière photo date de 1966, elle a été prise à "la réserve de Beauregard" chez mes parents, ... la locomobile a disparu, le sifflet aussi. L'année suivante, la moissonneuse-batteuse arrivait à la ferme.